Couple à la ville comme à l'épreuve des mots, Marie-Pierre Gracedieu et Adrien Servières ont lancé une nouvelle maison d'édition à Marseille. Les portes ouvertes sur la ville grâce à des ateliers d'écrire et des résidences d'auteurs, le Bruit du monde résonne des mots des temps nouveaux.
Cela fait tout juste un an qu’ils ont aménagé dans leur bel espace de 200 M2, au dernier étage d’un immeuble marseillais de la rue de Rome. Déjà huit parutions au catalogue – dont certaines connaissent un grand succès – plusieurs stages d’écriture et une ferme volonté de s’installer durablement dans le milieu de l’édition marseillaise. Nous avons rencontré le duo enthousiaste à l’origine du Bruit du Monde. Marie-Pierre Gracedieu a longtemps travaillé chez Stock avant de prendre en charge le domaine étranger de Gallimard. Adrien Servières, quant à lui, fut libraire avant de se spécialiser dans la diffusion puis l’édition. En pariant sur Marseille, ils nous ont raconté le défi de lancer une nouvelle maison, l’importance de l’accueil des auteurs et des artistes au sein de celle-ci et l’envie de publier de nouveaux récits.
Le projet Le Bruit du Monde s’est lancé très rapidement, un peu à rebours du temps marseillais…
M-P.G. : Oui c’est vrai que moins de deux ans peut paraître rapide. Mais à chaque fois que l’on raconte le projet, on se rend compte que l’on a respecté toutes les étapes dans sa construction, en lien avec Editis, la maison mère, sans qui ce projet n’aurait pas été possible. A partir de l’instant où j’ai eu la chance de rencontrer Jean Spiri son dirigeant, les choses se sont enchaînées très vite.
Paradoxalement, le temps lent je l’ai plutôt vécu à Paris pour ma part. Car si j’avais la fierté de travailler pour Gallimard dont nous préparions les 90 ans de la collection Du Monde Entier, je me suis rendu compte de la chance formidable de proposer un projet plus resserré, avec quelqu’un qui le comprenait.
Le milieu d’édition est encore assez centralisé sur Paris? Est-ce une force d’être basé à Marseille?
M-P.G. : En octobre 2020 quand germe l’idée, je me suis dis: « une nouvelle maison d’édition au milieu de toutes les autres parisiennes, quel est le sens? » Et on aimait terriblement Marseille avec Adrien Servières, mon compagnon, depuis une vingtaine d’années. On y venait régulièrement en week-end.
Pour créer une nouvelle maison ouverte sur le monde, aller chercher des voix et des histoires nouvelles, on sentait que c’était ici qu’il fallait le faire.
En juillet 2021, on a trouvé les locaux que l’on a entièrement rafraîchis. Nous avons en parallèle constitué une équipe de six personnes, un mélange de compétences, d’expérience, de jeunesse, d’énergie et pour tous de curiosité. En nous avons publié nos premiers ouvrages en début d’année. Il y en aura huit cette année, quinze l’an prochain et vingt en 2024.
A.S. : Après un an et demi, on se rend compte que ce n’était pas qu’une impression. Ce projet à Marseille offre un véritable appel d’air. Nous aurions sans doute déjà été asphyxiés à Paris. En en étant éloignés, nous nous sentons aussi moins influencés par les avis du « milieu » littéraire.
Connaissiez-vous auparavant le milieu de l’édition locale? Quel a été l’accueil?
A.S. : Marseille est un repaire d’artistes et d’intellectuels depuis longtemps. Les Cahiers du Sud étaient quand même le pendant de la NRF dans le sud. La maison Robert Lafon est née ici. Quand on est arrivé, il y avait déjà une petite galaxie d’éditeurs: Agone, une référence importante des sciences humaines mais aussi le Typhon, Wild Project, le Mot et le reste, le Bec en l’air, les éditions Parenthèses, etc. On a été très surpris de la réactivité de nos interlocuteurs de la chaîne du livre à Marseille, les rencontres avec les confrères éditeurs marseillais, le soutien des libraires et des journalistes.
En quoi Marseille influence-t’elle votre métier d’éditeurs?
A. S. : On a vraiment l’impression de bénéficier du dynamisme et de l’aura qu’à Marseille depuis quelques années. Les locaux par exemple ont exercé une influence sur notre façon de travailler. On a la chance d’être installés en pleine ville dans un grand appartement où chacune des six personnes de l’équipe à un son bureau. Nous avons aussi une grande salle de réunion où l’on peut organiser nos réunions mais aussi nos stages d’écriture.
M-P.G. : L’appartement au-dessus des bureaux, c’est le bonus des lieux. On peut y accueillir pour des courtes ou moyennes périodes (des quelques jours à plusieurs semaines) des traducteurs et des traductrices, des journalistes, des animateurs de stages. Il y aura même une illustratrice/artiste cet été qui est tombée amoureuse de Marseille.
Cette résidence est comme une bulle. Elle permet de s’accorder du temps pour soi dans une ville dynamique et inspirante.
D’où cette volonté d’ouvrir votre maison lors de résidence mais aussi des stages d’écriture?
M-P.G. : Nous ne sommes pas la seule maison d’édition à faire cela. Certes, on choisit des intervenants reconnus pour les compétences à animer un atelier, mais c’est aussi un stage d’immersion dans une maison d’édition. On accueille les stagiaires et on prend toujours une heure avant le début pour leur expliquer les rouages de la maison.
Une des volontés qu’on a eu en venant à Marseille était d’ouvrir les portes de ces bureaux avec l’idée aussi de rencontrer des gens intéressants. Ce qui n’a pas manqué d’arriver…
On est d’ailleurs restés en contact avec certains intervenants. C’est aussi temps de rencontre pour nous. Les stagiaires sont un premier réseau de lecteurs qui deviennent aussi des ambassadeurs à leur façon du Bruit du monde.
Comment se passent concrètement ces stages d’écriture?
A.S. : Il s’agit des stages assez denses, condensés sur un week-end, ce qui permet à des gens de venir de toute la France sur leurs temps libres. On attaque le vendredi en fin de journée, puis on enchaîne le samedi toute la journée et on termine le dimanche matin. Le fait que l’on soit installés là donne envie aux gens de retrouver Marseille ou de la découvrir. Lors de notre dernier stage, il n’y avait d’ailleurs qu’une marseillaise sur huit personnes inscrites.
M-P.G. : Le thème du stage est un croisement entre ce que l’auteur a envie de proposer, la ligne éditoriale de la maison et l’esprit de Marseille. Pour les prochains stages à partir de la rentrée, vous aurez ainsi des thèmes très variés comme « La Fabrique du personnage » par Agnès Desartre, « Écrire l’héritage familial » par Carole Gomez, « le Roman de nos origines » par Colombe Schneck, « Écrire le réel » par Philippe Pujol, où le « Récit de voyage » par Gavin Clemens.
Le nom de votre maison et son identité visuelle laissent entendre que vous êtes une caisse de résonance. Mais pour qui et pour quoi ?
M-P.G. : Elle est la caisse de résonance d’auteurs et d’autrices venus de loin mais aussi de près, autour de nuances qui font appréhender le monde de façon différente.
Christian Astolfi par exemple qui est notre premier auteur français s’est inspiré pour son roman (De notre monde emporté) de la fin des Chantiers navals de la Seyne-sur-mer. Autour de ce thème, il a réussi à greffer une version plus universelle des thèmes qui agitent le monde depuis 40 ans : pour quoi on construit ces bateaux, comment le motto devient un jour de produire plus loin et moins cher, les conséquences humaines de tout ça. Autant de questions qu’il aborde avec beaucoup de nuances, sans manichéisme.
Les textes que l’on va privilégier seront ceux qui sauront aborder la complexité du monde sans mépriser le lecteur mais au contraire en allant à sa rencontre.
Ça pourra être sous la forme d’un roman, d’un récit, d’une BD ou même d’un essai narratif comme Boris et Château Pékin qui explique l’évolution de la relation entre les chinois et le vin français qui les regardaient un peu de haut durant ces vingt dernières années. Un sujet captivant auquel on ne pense pas forcément tous les jours. Il manquait un livre capable de vous embarquer dans le bordelais et expliquer cela. On croit beaucoup à la force de la narration et le voyage (littéraire) vers une destination à laquelle le lecteur n’est pas préparé.
Il y a aussi une dimension économique dans la décision d’éditer un livre. Comment se font les choix ?
A.S. : A la base, le fait qu’on soit tous convaincu en interne de la nécessité de publier un ouvrage est déjà un bon indicateur. Mais il y a un grand nombre d’étapes ensuite pour transformer un manuscrit en livre à succès. Si on rate une seule de celles-ci (diffusion, relation presse, etc.), c’est foutu.
Le premier choix que l’on a fait en ouvrant cette maison, c’est de nous limiter à ne publier au maximum que vingt ouvrages par an, pour se laisser la possibilité de les défendre chacun équitablement.
Ensuite, il est évident que les ouvrages selon leur thème ont un potentiel commercial différent. Mais c’est très difficile de parier car on se trompe régulièrement, surtout sur des auteurs on n’a pas un grand historique en France, ce qui est le cas pour nous.
Astolfi ne vendait pas énormément ces précédents ouvrages alors que son dernier que nous venons de publier a eu beaucoup de presse, un très bon accueil des libraires et le Prix France Bleu du roman.
M-P.G. : Le pays des phrases courtes (Stine Pilgaard) a vendu 150 000 exemplaires dans son pays mais c’était comme un petit miracle. J’ai eu la chance de le lire en anglais et je n’ai pu le lâcher de mes mains. Je me suis même entendu rire, ce qui est assez rare quand on traite de sujets aussi existentiels. C’est vraiment une histoire qui nous embarque dans le quotidien d’une jeune femme exilée dans les pays nordiques que j’ai voulu faire partager aux lecteurs en la faisant traduire en français. L’ouvrage vient de faire la une du Monde des livres et a suscité beaucoup d’engouement chez les journalistes. On y croit beaucoup!
A Marseille comme partout en France, on note un gros renouveau des librairies de quartier. En quoi sont-elles si importantes ?
A.S. : Oui et on a appris qu’il y a encore douze projets de création de librairies ici. Toutes ne verront sans doute pas le jour, mais c’est plutôt encourageant pour le livre à Marseille. Il y a eu une embellie extraordinaire pour les livres pendant le Covid. C’est bien sûr retombé pas mal ensuite, mais c’est assez cyclique. De façon générale, le secteur se porte plutôt bien.
J’ai été libraire. Je comprends leurs préoccupations. S’il n’y a plus de librairie, il n’y aura plus de Bruit du Monde.
Si on vend bien un livre, c’est du au formidable maillage en France mais surtout parce qu’un libraire par ses conseils de lecture va mettre le livre dans la main du lecteur.
On a bien évidemment une société qui s’occupe de la diffusion partout en France mais il est clair qu’on a aussi des relations très privilégiées avec les librairies, en tentant d’avoir un rapport de confiance mutuelle. On n’imposera pas un livre à un libraire si on sait qu’il n’est pas fait pour lui.
Il n’y a pas si longtemps encore les grosses maisons d’édition ne prenaient pas assez le temps d’écouter les points de vue des libraires. Maintenant on trouve leurs mots en 4ème de couverture.
Vos envies, vos projets ?
M-P.G. : On serait ravis d’accueillir des artistes exilés (afghans, syriens, ukrainiens, libanais ou autres) pour des raisons politiques comme économiques dans notre résidence. On aimerait aussi réunir une petite colonie d’éditeurs – européens dans un premier temps – l’an prochain pour échanger sur nos façons d’aborder notre métier. Ça participerait aussi du rayonnement artistique international de Marseille.
Quant à notre prochaine parution, il s’agit du polar d’un auteur norvégien qui vit à Marseille et on va sortir l’an prochain notre premier livre de manga, un secteur en très grande forme avec la littérature jeunesse.
Vos adresses et lieux préférés à Marseille ?
On adore s’échapper au Frioul, que ce soit sur Pomègues vers la calanque de la Crine ou sur Ratonneau vers la calanque Saint Estève pour se baigner tard le soir.
En ville et dans notre quartier de la Plaine, on aime déjeuner au Petit resto’, se régaler d’une glace à l’Éléphant Rose à Pois Blancs et dîner chez Romy.
Propos recueillis par Eric Foucher