Ne vous laissez pas abuser par leur joli minois. Ça cogite sévère derrière ces regards ingénus sur les enjeux de l’art d’aujourd’hui et de demain: « L’art à l’heure d’Internet », « les formes et les couleurs conditionnées par le web », la notion de « cool », « le déplacement des capitales culturelles», autant de notions qu’elles abordent lors de leurs conférences à la Fondation Van Gogh ou développent lors d’expositions thématiques à Marseille (MaMo, Leclere MDV), Londres (Rowing) ou Genève (Domestic).
Diplômées en histoire de l’art et en droit, commissaires d’exposition et critiques d’art, Charlotte Cosson et Emmanuelle Luciani incarnent le nouveau visage d’un art contemporain marseillais qui ne s’en laisse plus compter. Il propose même une perspective venue du sud à l’image du salon Art-O-Rama ou de Chevalier Roze, la nouvelle rue consacrée à la création contemporaine. Elles y ont d’ailleurs installé le bureau de CODE South Way, un magazine ouvrant ses pages aux jeunes artistes en leur offrant un éclairage critique qui fait aussi office d’espace d’exposition. On pousse la porte ?
Comment en êtes-vous venues à travailler ensemble ? Que vous apporte le fait de travailler en binôme?
Nous nous sommes rencontrées en 2012, Charlotte était à New-York et moi à Paris, nous nous posions la même question concernant la sortie de la post-modernité et, surtout, nous avions la même vision historique de l’art contemporain, non détaché de l’Histoire. Nous sommes toutes les deux historiennes de l’art et sommes venues à l’art contemporain plus tard, nous partageons donc cette vision d’historienne de l’art. Nos textes sont les témoins de ce ping pong permanent, un dialogue qui ne s’interrompt jamais !
L’approche féminine de l’art contemporain fait partie de vos sujets de recherche (Feminine studies). La critique d’art ou la curation a-t’elle été trop longtemps phallocrate ?
C’est vrai qu’en ayant travaillé sur la postmodernité, nous nous sommes forcément penchées sur ces « studies » nées dans les années 1980 aux Etats-Unis. Pourtant, elles correspondent pour nous à un temps de crise, de sorte « d’adolescence de l’humanité » qu’il est temps de dépasser afin de privilégier la coexistence… voire, mieux, la symbiose ! Nous ne ferions jamais une exposition « que de femmes » ; les femmes artistes trouvent naturellement leur place dans nos show. En revanche, c’est vrai qu’il est nécessaire de remettre en lumière pourquoi et comment les femmes artistes (ou théoriciennes) ont été évincées de l’Histoire de l’Art ! Cela permet par exemple de comprendre que les femmes avaient plus de droits et de liberté au Moyen-âge qu’à la Renaissance, notamment car la filiation lors de l’héritage avait moins d’importance. C’est ce que nous expliquions plus en détail lors d’une de nos dernières conférences sur les femmes dans l’art depuis la Pré-histoire ! Nous nous sommes régalées.
Quels sont les retours que le projet ORACULAR/VERNACULAR a connu ?
Au début, les gens se sont intéressés à la partie « oracular », « oracle » car nous esquissions les futurs possibles de l’humanité avec les formes que nous voyions émerger dans l’art contemporain. Pourtant, le « vernaculaire », les traditions liées au rustique, à la simplicité, au terroir nous importaient tout autant et formaient le socle des idées portées par les artistes que nous défendons aujourd’hui. En ce moment, grâce aux expositions de céramique et de textile, le public et les critiques comprennent enfin ce que nous voulions dire quand nous parlions d’humilité et de « reféodalisation des états-nations » c’est à dire du grand retour de la régionalisation !
Comment expliquez-vous le renouveau de l’art contemporain à Marseille ?
Ce renouveau était prévisible, nous avons parlé il y a déjà longtemps de ces théories liée au renouveau du sud, c’est la colonne vertébrale de notre travail. De plus en plus de personnes souhaitent sortir du rouleau compresseur des capitales du capitalisme et trouvent dans le sud un élan de liberté. Avec cette crise permanente et ce doute envers l’Histoire, les règles et ceux qui gouvernent, il était évident que beaucoup allaient faire leur bagage vers une ville comme Marseille. MP2013 a également changé les mentalités car il est maintenant devenu « cool » de s’intéresser à l’art alors que ça l’était beaucoup moins avant chez les Marseillais « pure souche ». Ce double changement de vision est passionnant !
La Rue du Chevalier Roze où vous vous êtes installées peut-elle devenir le vrai poumon artistique de la ville ?
Oui nous le pensons, c’est très intéressant de s’installer dans un lieu déserté par le passé, puis d’aller y insuffler quelque-chose de neuf, de réécrire une Histoire … Il ne faut pas oublier que Marseille a un tempérament pluri-cellulaire ! Elle est faites de petits village. Nous ne sommes pas certaines qu’elle puisse être « dirigée » de manière centralisée… ni que cela soit souhaitable ! La rue de Chevalier Roze sera nous en sommes persuadées une de ses plus belles bronchioles !
Comment vous est venue l’idée de la revue CODE South Way et qu’offre-t’elle au monde de l’art ?
Cette revue existait déjà, elle est née à Bruxelles il y a 13 ans sous le nom de CODE, par un collectif d’artistes et de curators, puis elle a été reprise pour cinq nouvelles années à Paris par Clément Dirié et Laetitia Chauvin qui nous l’ont ensuite léguée. Pour nous, cela a été un formidable terrain de jeu ! Enfin, nous pouvions publier nos théories sur le médiéval, l’anti-révolutionnaire, le rustique, l’humilité et le sacré ! Tout cela en donnant une visibilité à des artistes incroyables dont les œuvres nous touchent tous les jours de plus en plus.
Que proposez vous aux artistes pour vos résidences ?
C’est vraiment des projets sur mesure… mais South studio est surtout une résidence de production ! Cette résidence est installée juste à côté des Cafés Luciani, la plus ancienne torréfaction marseillaise : c’est un lieu de production artistique, collé a un lieu de production artisanale. Il y a maintenant un échange de savoir-faire entre les deux.
Dans tous nos projets, le lien avec le travail, le faire et la production manuelle est très important. Il était donc évident que s’installer dans un quartier populaire, le 13eme arrondissement de Marseille, avait quelque chose de symbolique.
Nous avons entre 4 et 6 résidents internationaux par an. Tout cela s’accompagne toujours d’une exposition, de textes dans le magazine, mais sans jamais rien de systématique. Par exemple, avec Samara Scott nous avons fait une exposition à Monaco, puis avec Matteo Nasini, un projet ici a Marseille… et tous deux faisaient parti de notre exposition PRE CAPITAL avec Nicolas Bourriaud à la Panacée.
MP2018 est une nouvelle année culturelle pour Marseille. Comment allez-vous vous y impliquer?
Nous avons un projet avec Korakrit Arunanondchai au J1, l’exposition d’été de MP2018. Korakrit est un artiste Thaïlandais avec lequel nous avons déjà travaillé et qui est venu plusieurs fois ici à Marseille. Son travail sur l’empathie inter-espèces et sa réflexion sur ce qu’on laisse à la prochaine civilisation en terme de déchet et de mémoire nous ont semblé particulièrement appropriés dans le contexte d’une saison sur l’amour.
Des projets à court terme ?
Toujours des conférences d’histoire de l’art à la fondation Van Gogh à Arles, puis la sortie du nouveau numéro de code, des talks pendant la FIAC et la présentation du magazine en Italie, à la foire DAMA de Turin avec notre assistante italienne Sonia D’Alto ! Et qui sait… écrire un livre a toujours été dans notre ligne de mire.
Propos recueillis par Eric Foucher