À la croisée de la Méditerranée et de la mer Rouge, Marseille et Aden partagent une histoire faite de routes maritimes, de circulations humaines, d’objets échangés et de mémoires entremêlées. C’est cette longue histoire de mobilités, de commerce, d’imaginaires et de patrimoine que raconte la grande exposition Aden–Marseille. D’un port à l’autre, présentée au Centre de la Vieille Charité en partenariat exceptionnel avec le musée du Louvre.
Royaumes sudarabiques et mémoire d’un monde ancien
L’exposition s’ouvre sur un Yémen préislamique loin des clichés : un territoire raffiné, cultivé, dont les royaumes – dont celui de Saba – formaient, entre le VIIIᵉ siècle av. J.-C. et le VIᵉ siècle, l’un des plus brillants foyers de civilisation du monde antique.
Barrages colossaux, systèmes d’irrigation sophistiqués, villes-oasis : dans un environnement aride, les Sudarabiques maîtrisent l’eau et édifient de véritables cités religieuses et marchandes. Leur richesse repose sur le commerce caravanier de l’encens et de la myrrhe, essentielles aux rituels méditerranéens.
La section présente une vingtaine d’œuvres majeures issues des collections marseillaises et de prêts prestigieux : Une dalle dédiée à Almaqah (VIIIᵉ s. av. J.-C.), des statuettes en albâtre, autels brûle-parfums, stèles funéraires, inscriptions lapidaires à l’esthétique géométrique remarquable.
Elles témoignent d’une culture prospère, écrite, savante, ouverte sur le monde – bien loin des récits mythifiés de « l’Arabie heureuse » .
Le commerce, la diplomatie et la quête d’antiquités des Européens à Aden
À partir du XVIIᵉ siècle, voyageurs, diplomates et marchands français longent les côtes de la mer Rouge. Mais l’histoire s’accélère au XIXᵉ siècle : l’ouverture du canal de Suez en 1869 transforme Aden en escale majeure des compagnies maritimes européennes, notamment françaises et britanniques .
Dans ce contexte, Marseille devient un centre d’importation du café venu de Mokha et de Djeddah. Les négociants marseillais s’installent dans l’enclave britannique d’Aden : hôtels européens, agences consulaires, échanges diplomatiques… Une société cosmopolite se constitue.
Avec elle se développe un engouement pour les antiquités sudarabiques : objets collectés hors contexte archéologique, acquisitions auprès de courtiers locaux, rivalités entre puissances européennes.
Les collections de Marseille doivent beaucoup aux figures des négociants Maurice et Paul Riès, de Pierre et Alfred Bardey, de César Tian, de W. F. Prideaux ou encore aux pérégrinations d’Arthur Rimbaud, dont le passage à Aden ajoute une touche romanesque dans cette histoire d’objets « arrachés au sable ».
Cartes, gravures, photographies, services à café, archives de voyage composent un portrait vivant de l’Aden cosmopolite du début du XXᵉ siècle.
Une route migratoire entre mer Rouge et Méditerranée
L’autre versant de l’histoire est celui des hommes qui, depuis les montagnes du Yémen, gagnent Aden et Djibouti avant d’embarquer vers Marseille.
À partir de la fin du XIXᵉ siècle, la navigation à vapeur demande une abondante main-d’œuvre : des milliers de Yéménites deviennent « soutiers », alimentant en charbon les paquebots européens, souvent au prix de conditions de travail extrêmement difficiles.
Marseille devient leur premier port d’Europe. Dans l’entre-deux-guerres, des logeurs et restaurateurs — comme Abdou et Ali Nagi – organisent l’accueil des marins autour de la Joliette, faisant émerger un quartier de sociabilité yéménite.
Entre 1869 et 1946, plusieurs milliers d’hommes transitent ainsi par la ville, certains y mettent pied pour toujours, tissant des liens discrets mais durables avec la cité phocéenne.
Dans cette salle du Centre de la Vieille Charité se mêlent archives portuaires, photographies historiques, peintures maritimes et des témoignages vidéos très intéressants recueillis depuis 2024 auprès des descendants de ces migrants.
Regards contemporains
Le parcours s’achève avec les voix d’aujourd’hui. Trois artistes yéménites ou liés au Yémen, installés en Europe ou à Marseille, prolongent le dialogue entre passé et présent.
Nasser Al-Aswadi, entre Sanaa et Marseille, crée des palimpsestes calligraphiés où l’écriture sudarabique devient matière, lumière et rythme. Ses sculptures et toiles réinventent l’héritage antique en territoire spirituel contemporain.
Jeanne Bonnefoy-Mercuriali, sculptrice et céramiste, réinterprète les formes géométriques de la statuaire préislamique à partir de la terre du Yémen. Ses œuvres incarnent la fragilité d’un patrimoine menacé et la force des gestes artisanaux qui perdurent.
Thana Faroq, photographe et autrice, tisse des récits visuels autour de l’exil, de la mémoire et de la reconstruction de soi. Son travail mêle photographies, archives et son pour raconter le vécu intime d’un pays meurtri et de sa diaspora.
Ces œuvres contemporaines rappellent que le Yémen – malgré la guerre, les destructions et l’exil – demeure un territoire de culture, de création et de liens vivants.
Le Petit Plus : Les royaumes sud arabiques, l’art et l’écriture préislamiques, l’essor du café, le négoce sur la route des Indes, l’épopée Rimbaud : vous sortirez de cette exposition d’apparence peu spectaculaire avec l’immense satisfaction d’avoir beaucoup appris et enfin compris cette fascination exercée entre deux ports de Méditerranée.
Par Eric Foucher / Texte et photos












