Réalisatrice, scénariste et comédienne, Dorothée Sebbagh sait raconter des histoires comme personne. Lilloise d'origine et marseillaise d'adoption, le Marseille qu'elle dépeint dans ses films est à son image : absurde, tendre et malicieux, voire doucement mélancolique, mais toujours plein de vie.

Qui croise Dorothée Sebbagh peut difficilement ne pas la remarquer : avec son élégance lumineuse, son rire communicatif et sa joyeuse exubérance, elle insuffle de la vie dans les recoins les plus ennuyeux du quotidien. Depuis 20 ans, elle met son talent de conteuse au service du cinéma. Elle a collaboré avec plusieurs réalisateurs, comme scénariste ou au casting (Nine Antico, Emmanuel Mouret, Serge Bozon, Valérie Donzelli…), a fait quelques apparitions comme comédienne, et a surtout réalisé plusieurs longs et courts métrages. Depuis son installation à Marseille début 2000, ses films se sont teintés de la lumière de la cité phocéenne, de ses ambiances de quartier et de sa douceur de vivre. Après Chercher le garçon, long-métrage sorti en 2012, elle revient à la rentrée 2021 avec un moyen-métrage, Malmousque, qui sera diffusé dans quelques cinémas marseillais et sur Arte dès  septembre.

Comment est née ta passion pour le cinéma ?

La première fois que je suis allée au cinéma avec mes parents, c’était à Lille [où elle habitait petite, ndlr]. On était allés voir un Disney, je ne sais plus lequel. J’étais petite, j’avais cinq ou six ans… J’avais probablement aimé le dessin animé, mais ce dont je me rappelle aujourd’hui, c’est surtout d’avoir été fascinée par la technique. L’idée qu’il y avait de la lumière qui passait dans la pièce et qui devenait une une image sur l’écran, ça me fascinait. J’étais obsessionnelle, je voulais savoir comment ce truc marchait ! Mes parents n’étaient pas du tout dans les métiers du cinéma ni dans les milieux artistiques, donc j’imagine qu’ils avaient du trouver des magazines ou des livres techniques pour m’expliquer…

Et cette passion a duré ?

Oui. Et quelques années plus tard, des parents de mes amis, sachant que j’étais fan de cinéma et que je jouais beaucoup aux Playmobil, m’avaient offert un camion de télévision Playmobil. C’était un car régie avec trois petits cadreurs, des caméras, des micros, il y avait plein de matériel… C’est là que j’ai commencé à faire des films. Mon frère avait le bateau pirate, moi j’avais la ferme et le château, et on faisait des mises en scène, que je « filmais » avec mes caméramans et mon camion régie. C’étaient que des films épiques, des aventures, des attaques, des guerres, c’étaient des films à grand spectacle et à gros budget. Je pense que ce sont les films à plus gros budget que j’ai jamais faits de ma vie !

Donc dès le début tu étais derrière la caméra, à imaginer les histoires, faire la mise en scène et à réaliser…

Oui… Ce qui était très bizarre quand j’y pense, c’est que je réalisais des films qui n’existaient pas, puisqu’ils n’étaient pas filmés. Plus tard, quand j’étais adolescente, ma mère m’a offert une caméra Super 8, et là j’ai commencé à vraiment faire des petits films.

Je filmais une sorte de journal. J’aimais beaucoup l’idée de faire une petite bande de temps en temps, de bidouiller, de mettre des sons… Ces films, je ne les ai jamais montrés à personne. Ils sont quelque part dans un placard, mais je ne les ai jamais revus…

Et tu te rappelles des premiers films que tu as vus ?

Dès petite, j’avais décidé de faire du cinéma, c’était mon obsession, je ne pensais qu’à ça, tout le temps. Du coup, je voyais beaucoup beaucoup de films… Au début, on n’avait pas la télé donc j’allais au cinéma. Et quand on a eu la télé, j’ai commencé à regarder Le Cinéma de minuit, La Séquence du spectateur, La Dernière séance… C’était génial et comme c’était la télévision, ce que je voyais était hyper éclectique.

Je me souviens avoir été subjuguée par 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Je n’en ai pas dormi pendant plusieurs nuits, je pensais au film, à son mystère. Cela dit, ça restait loin de moi ; je me sentais beaucoup plus proche de la Nouvelle vague. Je me rappelle de la première fois que j’ai vu À bout de souffle de Godard, je trouvais ça génial, les faux raccords, le rythme, cette liberté…

Le choc, le film qui m’a le plus marqué, parce que c’était une femme qui l’avait fait, c’est Cleo de 5 à 7 d’Agnès Varda. C’est la première fois que j’ai vu un nom de femme dans le générique, et ça a vraiment été le détonateur.

Je me suis dit que c’était possible pour une femme. Avant, c’était un rêve d’enfant mais qui ne s’incarnait pas vraiment ; après, je me suis dit que moi aussi je voulais faire des films.

Comment cette envie s’est concrétisée ?

Pour moi, c’est vraiment grâce à l’école que ça a pu devenir réel. C’était le début des options cinéma dans les lycées, en 1986, et j’ai fait partie de la première classe expérimentale de l’option cinéma à Lyon. Et par la suite, j’ai fait des études de cinéma à la Fémis [École nationale supérieure des métiers de l’image et du son, ndlr] à Paris.

C’est quoi, le premier film que tu as réalisé ?

En fin de première année, vers 17 ans, j’avais réalisé un documentaire sur le travail dans un hôpital psychiatrique. Il s’appelait Au service de la déraison. C’était vraiment sur ce que c’est de travailler dans un service avec des gens qui sont malades psychiatriques. Je me souviens d’une séquence en particulier : c’était un patient qui se faisait coiffer et couper les cheveux par une infirmière. Je filmais et je n’arrivais pas à couper la caméra, parce que c’était comme si il n’était pas malade, c’était juste pour qu’il soit beau, pour qu’il soit digne… C’est un des premiers trucs qui m’a marqué.

Ton premier film est donc plutôt documentaire… Pourquoi tu t’es dirigée vers la fiction ?

À l’époque, c’était l’exercice demandé. Plus tard, j’ai fait un autre documentaire à Jérusalem, [La Maison des étrangers, 1998], un tout petit film qui s’est transformé en ciné-tract très politique. Mais dans ces deux projets, j’ai réalisé que le documentaire pur ce n’était pas pour moi… Le réel, ça me parait beaucoup trop dur et beaucoup trop grand pour moi, je ne me sens pas à la hauteur de la réalité. Quand j’étais en Israel, à Jérusalem, je me suis retrouvée dans des camps de réfugiés palestiniens de l’ONU, et je me souviens que je n’arrivais pas à filmer, car je pleurais derrière ma caméra…

Je suis trop sensible, je ne peux pas filmer la réalité.  J’ai compris que je préférais inventer des choses, des personnages, filmer des sentiments et des émotions, que de d’ouvrir une fenêtre sur le monde réel. J’admire énormément ceux qui le font, mais je ne m’en sens pas du tout capable.

Dans Ni vue ni connue (2002), tu as déjà ce ton entre comédie et mélancolie qu’on retrouve plus tard dans beaucoup de tes films. Tu te rappelles, à l’époque, comment est née cette histoire ?

Ni vue ni connue part d’une histoire qu’on m’avait racontée. Une fille que je connaissais m’avait dit qu’un jour elle s’était faite draguer par le vigile d’un magasin dans lequel elle avait volé. Il lui avait proposé d’aller boire un verre et elle était hyper gênée, parce qu’il avait l’air sympa mais en même temps, elle avait volé… Donc elle avait refusé. L’anecdote s’arrête là. Et moi, je me suis demandé : Qu’est ce qu’il se passe si elle accepte ? Comment tu fais pour gérer ton imposture quand les rapports deviennent humains ?

Donc tu es allée assez vite vers la comédie !

Au début, j’avais vu que c’était difficile de faire du documentaire, mais je ne savais pas que je voulais faire de la comédie. C’est venu en deuxième année à la Fémis. Le film que j’avais réalisé cette année-là s’appelait Le Chat, son maître et sa maî »tresse ; c’était un mélange entre une nouvelle de Colette, qui s’appelle La Chatte, et une nouvelle de Junichirô Tanizaki qui s’appelle Le Chat, son maître et ses deux maîtresses. Emmanuel Mouret [ils étaient dans la même promotion à la Fémis, ndlr] m’avait proposé d’écrire les dialogues, et c’est lui qui avait tiré le ton vers la comédie. Au tournage, je m’étais beaucoup amusée avec les comédiens et quand j’ai montré le film pour la première fois, et que j’ai entendu des gens rire dans la salle, ça a été hyper fondateur pour moi. Parce que quand tu fais des films et que les gens les regardent, tu ne sais pas ce qu’ils ressentent au fond. Tu cherches un peu quand ils sortent de la salle, tu regardes leurs yeux, leurs têtes, mais tu ne sais pas par quoi ils ont été traversés. Alors que dans la comédie, ce qui est génial, c’est que tu entends une émotion dans la salle. Et ça, j’ai trouvé ça tellement magique. Je me suis dit « waou », j’arrive à faire rire des gens, c’est génial !

Et cette émotion de la salle qui rit, elle est restée ?

Oui, quand je montre un film, le truc qui m’importe le plus, c’est de voir si ça fait rire ou pas ! Je me souviens même d’une projection test pour l’un de mes films. J’y étais allée avec un dictaphone pour enregistrer la salle, pour me souvenir de moments auxquels les gens riaient, pour retravailler au montage en fonction de ça.

Tu es née à Lille mais tu vis à Marseille depuis plus de 20 ans. Quelle a été ta rencontre avec Marseille ?

Quand j’étais petite on venait tout le temps à Marseille. Ma grand-mère habitait en Algérie mais mes tantes habitaient à Marseille, donc on s’arrêtait sur la route. Du coup l’été, on passait quelques jours dans les quartiers Nord, à La Bricarde, là où habitaient mes tantes. Et pour moi qui venait de Lille, forcément Marseille c’était hyper fort : il faisait beau, les gens étaient toujours à moitié torse nu, ils jouaient au boules, ils criaient, ils parlaient fort, c’était haut en couleurs, très méditerranéen… Et depuis la cité de ma tante, on voyait la mer !

À Marseille, il y avait ce côté hyper vivant, hyper méditerrannéen, hyper « tout le monde à poil »…

Et finalement, tu as fini par t’y installer ?

En 1998, je suis revenue sur le tournage du premier film d’Emmanuel Mouret, Laissons Lucie faire (2000), sur lequel j’avais travaillé au casting et au scénario. Et là j’ai découvert Marseille par le Sud. Le cinéma m’a permis une sorte de saut dans les classes sociales, je suis passée de La Bricarde à la Pointe Rouge ! J’ai découvert tout ce côté-là de Marseille qui est super beau, en plus pendant un premier tournage professionnel d’un long métrage… C’était idyllique, et j’ai eu envie de passer plus de temps à Marseille. Alors je m’y suis installée.

Dans plusieurs de tes films (Chercher le garçon, On est mort un million de fois, Malmousque), Marseille, sa lumière et la mer sont hyper présents. Pourquoi ce décor marseillais est si important pour toi ?

Quand j’ai fait On est mort un millions de fois, [son premier film qui se déroule à Marseille], j’avais envie de filmer Marseille, donc j’ai inventé une histoire qui se passait à Marseille. Chercher le garçon, c’était pareil : je me suis rendue compte que j’avais envie de filmer là où je vivais, l’univers qui m’entourait, plutôt que de me téléporter ailleurs le temps d’un film. Et côté mer, c’est vrai que j’ai une passion pour les îles qui traverse tous mes films, que j’aurais du mal à expliquer : dans Radio Gazelles les personnages sont sur l’île aux Moines, dans Chercher le garçon, l’île du Frioul est un eldorado, dans Malmousque l’île est un refuge… Et mon prochain film va se passer en Corse, toujours sur une île.

Ce dernier film, Malmousque… C’est une ode à ce quartier dans lequel tu vis ?

Je voulais faire le portait du quartier. Ce n’est pas un portrait documentaire, ce sont des petites histoires de fiction, mais qui se passent là où je vis moi. M’inspirer des lieux que je connais, qui sont autour de moi, c’est ce qui me plait. Avant Malmousque, j’avais fait un film avec un gros budget [L’Ex de ma vie, 2014], tourné à Paris dans des lieux très touristiques, assez loin de mes préoccupations formelles. Avec Malmousque j’ai eu envie de revenir à quelque chose de plus proche de moi, de plus primitif, et justement de retrouver un peu ce que je faisais au début dans ma vie, avec ma caméra Super 8 :

Filmer des histoires en bas de chez moi, des choses qui me sont proches, des gens que je connais déjà qui sont des amis, des acteurs. J’ai besoin de partir des lieux.

C’est ce qui te donne de l’inspiration ?

Oui, parce qu’à partir des tous petits rien du quotidien, les histoires naissent. Par exemple dans Malmousque il y a des médiateurs sociaux qui doivent aller aux toilettes, alors qu’il n’y a pas de toilettes publiques dans le quartier. Du coup, un autre personnage et leur donne les clefs de chez elle, ils voient alors quelque chose par la fenêtre… Et ça fait une histoire !

On retrouve dans ce dernier film ce qui caractérise ton cinéma, un mélange de comédie, de sérieux et de poésie…

Oui, je revendique complètement l’idée de faire un cinéma naïf. Quand je parle de faire du cinéma en bas de chez moi [littéralement, puisque certaines scènes de Malmousque sont tournées chez elles, ndlr], je pense aux peintres naïfs qui ont longtemps été considérés non pas comme des artistes mais comme des peintres du dimanche. Moi, ça me plaisait beaucoup de faire un film du dimanche avec mes copains à Malmousque ; et c’est pour ça que c’est un court métrage. J’avais envie de revenir à un geste plus innocent, plus simple. La vision du quartier et des personnages est assez naïve mais c’est quelque chose que je souhaitais, quelque chose qui me touche dans les représentations que j’aime.

Au niveau formel, il y a une référence qui revient très très souvent : le photographe Nobuyoshi Araki… Tu peux nous raconter ?

Oui, j’en suis fan absolue. Dans Chercher le garçon, il y a une séquence avec une femme attachée, et un petit monde de Playmobil autour : c’était un clin d’oeil à mon univers a moi et à mes tous premiers films, mais aussi une référence à ce photographe japonais que j’adore, Nobuyoshi Araki, qui fait des photos de femmes attachées avec des petits dinosaures et des petits personnages en plastique. Il reviendra d’ailleurs dans l’un de mes prochains films, que je suis en train d’écrire avec Gabriel Harel. Je m’inspire d’autres photos qu’il a faites autour du végétal, qui sont des photos très sensuelles.

Aujourd’hui ça fait plus de 20 ans que tu fais du cinéma, comme réalisatrice mais aussi comme scénariste et comédienne. Est-ce que tu as changé, dans ton cinéma ou dans ta manière de voir les choses ?

En 20 ans, je n’ai pas fait beaucoup de films – même si ‘ai beaucoup travaillé sur des films avec d’autres gens. Et ce qui est super quand tu fais un court métrage après plusieurs films, c’est que tu te rends compte qu’il y a quelque chose qui reste assez nouveau, tout est encore un peu surprenant. Même quand j’écris des histoires c’est surprenant, parce que je ne sais jamais où les histoires vont me mener. Et je crois que c’est ce qui me tient le plus à cœur : rester curieuse, continuer à être surprise.

Quels sont tes prochains projets ?

Justement, je continue à découvrir puisque mon prochain projet n’est pas uniquement une comédie. C’est l’histoire d’une jeune femme qui part en Corse avec son compagnon, et qui a cette occasion fait une rencontre amoureuse qui change sa vie : elle tombe amoureuse d’un cabanon en pierres. Cette folle histoire d’amour va lui permettre de s’approprier complètement son désir… Ce film, même si il y aura un ton assez léger, sera plutôt fantastique avec une dimension érotique. J’ai aussi en projet la suite de Malmousque, ainsi qu’une comédie avec des enfants que j’écris avec Solal Bouloudnine, Marseillais lui aussi, qui s’appelle Grosse Patate.

Propos recueillis par Julie Desbiolles

Photos : Couverture : © Claire Lamure / 1 : © Shellac / 2 et 3 © Emmanuelle Germain / 4 et 5 © DR / 6 : © Festival du Film de Cabourg – Roch Armando.

Vous pouvez voir Malmousque :

  • Le samedi 4 septembre à 16h au cinéma Le Miroir, dans le cadre d’un après-midi consacré aux courts métrages de Dorothée Sebbagh, organisée par Des courts l’après-midi
  • Le vendredi 17 septembre à 19h au cinéma la Baleine, dans le cadre d’une soirée de courts métrages intitulée « Marseilles ».
  • Il sera aussi diffusé sur Arte le samedi 25 septembre, et restera disponible en replay pendant un mois.