Guillaume Ferroni est devenu une figure incontournable dans l’univers de spiritueux. Mister cocktail est intarissable sur le sujet. Ça tombe bien, on prend vraiment plaisir à boire ses paroles.

« Je suis dans la recherche historique et dans l’application pour refaire des alcools oubliés. Je travaille pour mon compte mais aussi pour d’autres marques, celles qui ont un intérêt dans les alcools historiques ». C’est par ces mots très simples que se présente ce grand bonhomme qui vient de clore la première édition du Rhum Fest à Marseille, obtenu le prix du meilleur roof top français avec son Bar dans les arbres, lancé sa collection d’alcools anciens, fêté les 5 ans de son bar Clandestin (le Carry Nation) et animé tout au long de l’année des ateliers dans son Chai N°2. Rien que cela. En plein concours de bartenders à l’Espace Pernod sur la Canebière, il trouve encore le temps de s’éclipser quelques minutes pour nous parler de sa passion.

Tu as eu beaucoup de métiers par le passé (cuisinier, Dj, homme de ménage, …). Comment es-tu tombé dans cet univers?

Je suis arrivé dans le bar tardivement, mais au moment où il y a eu cette révolution qualitative des alcools premium. J’ai attrapé la vague au moment où elle se formait. Même si je n’étais pas légitime au début, je suis devenu un référent assez vite car l’aspect historique qui me passionnait a pris beaucoup d’importance. On n’est pas très nombreux à connaître ces domaines.

Plus que les cocktails, ce sont les alcools anciens qui t’ont vite intéressé?

Oui je me suis spécialisé sur les alcools qui existaient avant l’époque du bar qui apparaît vers 1900 en France. Avant le débit de boisson s’appelait une limonaderie et le limonadier faisait ses alcools lui-même. Le gros changement apporté par le bar (concept qui venait d’Amérique) est que les alcools étaient dorénavant servis en bouteilles manufacturées. Leur arrivée coïncide à une hécatombe des boissons artisanales et la naissance des marques.

Ton boulot est donc en quelque sorte une anthropologie des vieux alcools ?

Oui, je m’amuse à ressusciter ces produits disparus. Ce ne sont pas des marques mais des catégories. Certaines sont totalement mortes, d’autres sont survivantes mais inconnues du public (comme l’alcool suédois qui était encore produit par quelques pharmaciens pour ses vertus curatives).

 Avec la Carry Nation ou le Bar dans les arbres, tu as participé au retour des bars à cocktails de qualité …

Historiquement, il y a eu des phases dans la vogue des cocktails. Ça commence aux USA où le cocktail est une boisson haut de gamme jusque dans les années 20. Puis il est tué avec la prohibition. C’est là qu’il débarque en France. Un grand creux pour tout le monde avec la seconde guerre mondiale jusqu’au années 90 /2000. Puis c’est la naissance de la mixologie et des cocktails premium. Le Carry nation et le Bar dans les arbres s’inscrivent dans cette dynamique.

La prochaine tendance sera-elle celle des alcools anciens ?

Bien sûr, tous les alcools en fin de vie ou qui étaient devenus ringards reviennent un à un sur le devant de la scène (Suze, Bihr, Dubonnet, Lillet, etc.) et en la matière, la France est très bien placée. Les grands alcooliers qui ont ça en portefeuille de marques se rendent soudain compte de leur potentiel, qu’ils ont des pépites. Ils ressortent des recettes historiques au lieu de déprécier ces alcools pour les vendre en grande surface comme ils ont pu le faire par le passé.

A quoi est dû le succès ?

Ce sont des alcools légitimes. Ils ont un historique séculaire par rapport au bar. Et puis certains sont juste des produits extraordinaires qu’on a oublié comme la Suze, pour ceux qui aiment l’amertume. Lillet, qui ne représentait qu’un petit marché local bordelais, est maintenant devenu très tendance et international. Même chose pour l’absinthe.

Tu as décidé toi aussi de te lancer dans la production d’alcools anciens

Oui j’ai distillé ma première liqueur de gingembre chez Janot à Aubagne puis après j’ai pris mon indépendance, acheté des vieux alambics pour produire un pastis millésimé, des whiskies, des rhums, un gin et maintenant toute une collection de spiritueux disparus baptisés « la Série des Lumières » avec ma société Bariana.

Ces alcools représentent des micro marchés possibles grâce aux bars à cocktails et la vente en ligne ?

Ou pas de marché du tout (rires). Pour moi il y a déjà une vraie curiosité : qu’est-ce qu’on pouvait boire en 1700 par exemple? Cette curiosité, d’autres comme les barmen la partagent et cela engendre une communauté. Après le marché, il faut le créer : par exemple, l’Elixir du suédois que nous avons lancé avec l’herboristerie du Père Blaise est une liqueur positionnée de la même façon que le Jägermeister  ou le Fernet. Elle peut donc se boire en shots glacés ou en cocktails. Le Ratafia de Marseille plus sucré est très adapté à la tradition des 13 desserts J’ai sorti aussi l’Eau verte de Marseille mais en très petite quantité car ce n’est pas la saison (il faut de la menthe poivrée fraîche). Les rhums eux marchent très bien, d’autant que les gens aiment bien quand il y a une histoire à raconter. Et en la matière, Marseille a un passé très riche.

 On l’ignore souvent mais Marseille était une plaque tournante dans la production et le négoce d’alcools, principalement de Rhum.

On a eu à Marseille jusqu’à une centaine de marques. Elles ont quasiment toutes disparu. Il en reste une toujours vivante mais qui n’est plus marseillaise maintenant : Saint James originellement rue neuve sainte Catherine avant de s’établir complètement à la Martinique. Old Manada est par contre une marque iconique toujours distribuée depuis ici (par Cristal Limiñana). La première marque historique de rhums à Marseille (1860) va sans doute aussi sortir prochainement. Je trouve ça formidable de faire renaître une boisson qui a 150 ans d’autant qu’il y a là beaucoup d’archives.

Ce passé riche est une des raisons de la tenue d’une édition du Rhum Fest à Marseille j’imagine ?

Oui elle s‘est tenue dans le Palais des arts du parc Chanot construit à l’occasion de l’exposition coloniale. Ce fut la première fois à l’époque où l’on avait la présence de tentes pour le rhum. Les organisateurs de Paris se sont dit qu’ils étaient intéressants d’avoir un point d’ancrage dans le sud et quelqu’un qui connaisse bien l’histoire de la boisson pour le coordonner.

Comment te documentes-tu d’ailleurs ?

Beaucoup par internet mais aussi grâce aux livres et manuscrits que je collectionne (NB : Bariana le nom de sa société vient du nom d’un vieux livre de cocktails) et aux archives publiques. La Chambre de commerce de Marseille possède un fonds très riche en textes et affiches sur le rhum. Idem pour les Archives d’outre mer à Aix en provence. La BNF met ses archives en ligne. J’ai aussi la chance d’échanger avec les marques dont la plupart ouvrent leurs archives très facilement. La connaissance se fait aussi par les rencontres, comme celles rares que j’ai pu avoir avec les moines du couvent de la Chartreuse.

Ce travail acharné depuis 7 ans commence par porter ses fruits avec beaucoup de récompenses.

Oui on a reçu deux médailles d’or pour le rhum (y compris dans des catégories prestigieuses comme le meilleur brut de fût à égalité avec un 3 rivières et un rhum de mélasse), une médaille d’argent avec le Roof Rye. Et le prix du meilleur Roof top de France face à des établissements haut de gamme de Monaco dernièrement.

Encore le temps pour des projets ?

On cherche un établissement plus grand sur Marseille pour le Carry Nation. Je vais étoffer la série des lumières pour proposer au moins tous les grands classiques du 18è siècle. Et je travaille sur une absinthe et un second gin avec une autre expression aromatique que celle du juillet (par définition très estivale).

(Propos recueillis par Eric Foucher / Photo : Philippe Conti)